13 May MARIE HERMANN
Marie Hermann, éditrice depuis plusieurs années, a créé en 2018, avec son associée Ingrid Balazard, les éditions Hors d’atteinte. Une maison d’édition qui se donne pour but de proposer de nouvelles grilles d’analyse d’un monde contemporain en pleine mutation, de donner de l’espoir à ceux qui luttent et d’offrir un espace à des voix inaudibles ailleurs. Féminisme, environnement, urbanisation, racisme, médias, populismes sont quelques-uns des thèmes abordés à travers des ouvrages de littérature et de non fiction.
« La maison d’édition est aussi née du constat qu’on ne pouvait pas faire ce qu’on voulait là où on était et qu’en tant que femmes il fallait créer des structures pour pouvoir travailler comme on le voulait » nous explique Marie qui nous reçoit chez elle, dans son appartement marseillais acheté à crédit il y a plusieurs années. Pour Marie cet appartement qui n’appartient qu’à elle, c’est une chance immense, un gage d’indépendance, de femme forte. Une chambre à soi, un refuge dont l’idée fait joliment écho à Hors d’atteinte définit comme « ce qui ne peut être touché, saisi (…) mais aussi ce qu’on met à l’abri, dans un endroit inattaquable, inabordable. »
A quoi ressemble la bibliothèque ? « J’ai toujours très peur que les livres m’envahissent, qu’ils m’écrasent, qu’il y en ait partout » commence Marie. C’est pour cela que chez elle, il y a une bibliothèque dans chaque pièce. « Trop de livres, je trouve ça étouffant mais en même temps j’ai évidemment envie d’en avoir beaucoup. Car c’est une vraie compagnie : ce sont mes amis et c’est aussi mon métier. En les répartissant dans tout l’appartement, il me semble moins présents. » La bibliothèque principale, faite de planches de bois et d’équerres, est construite autour et au-dessus de la porte d’entrée du salon. Lorsqu’on pénètre dans cette pièce, on ne voit donc pas tout de suite les livres qui sont dans notre dos. « J’aime qu’ils soient là, invisibles de prime abord, comme en embuscade. »
Quel classement pour les livres ? « Dans le salon, tout en haut, se trouvent les livres sur lesquels j’ai travaillé – en traduction ou en tant qu’éditrice – ensuite la littérature est classée par ordre alphabétique, très rigoureusement bien sûr (Rires !). Sur une étagère au-dessus du bureau, mes chouchous du moment. Dans le couloir, il y a une étagère avec les sciences humaines et les livres allemands – j’ai un prisme germanique par mon papa – les dictionnaires et la bibliothèque féministe transmise par ma mère avec des livres des années 70 qui l’ont forgée elle. »
Dans sa chambre, il y a la poésie, à côté du lit. « Il est important de lire des poèmes avant de s’endormir ou en se réveillant. » Puis les beaux livres, classés par domaines (cinéma, musique, art), les romans graphiques et les livres pour enfants.
Sur la table de chevet. « En ce moment je suis en train de me délecter avec Pierre-Auguste Renoir, mon père de Jean Renoir (Folio) dans lequel le cinéaste raconte son père. Il essaie de décrire ce génie incroyable qu’est son père, cet homme qui adore la vie, qui rit tout le temps. Et c’est aussi une ode à la création dans la joie. Ce qui est très rare. Puisqu’on pense souvent qu’il faut souffrir et être torturé pour faire quelque chose de bien. Pierre-Auguste Renoir pense que l’important c’est la joie qu’on a en créant et qu’il faut se moquer du résultat. L’important c’est quand le sculpteur a les mains dans la glaise. Quand le peintre mélange du bleu et du noir. J’y trouve beaucoup de choses qui vont me guider dans la vie. »
Deux livres très importants. « La femme mystifiée de Betty Friedman (Belfond). Pour moi cela a été un énorme déclic. Elle parle de ce moment, après la seconde guerre mondiale aux Etats-Unis, où la société s’est organisée pour que les femmes – qui avaient commencé à prendre plus de place – rentrent chez elles et redeviennent invisibles. Elle décrit ensuite le vide intense qui saisit ces femmes dans leur vie pavillonnaire. C’est le premier livre féministe qui m’a vraiment marqué. J’avais 17 ans et plein de choses me sont restées. »
Le chant du monde de Jean Giono (Folio) que j’ai trouvé merveilleux. On me l’avait conseillé quand je suis venue vivre à Marseille. C’est le genre de livre que j’aime car tu sens en entrant dedans que tu es à la maison, qu’on ne va pas t’amener sur un chemin où tu n’as pas envie d’aller, qu’on ne va pas, par exemple, te mettre dans la tête d’un nazi pour te montrer que finalement il est humain. L’univers de Giono, c’est un univers où je me sens à l’aise. »
Le livre qu’elle aurait aimé éditer ? King Kong théorie de Virginie Despentes. « Je suis toujours hallucinée par la force de ce texte, il y a beaucoup de points centraux sur ce qu’implique le fait d’être une femme. Tellement de phrases me restent en tête. Ce fût une source de lumière au milieu d’un long désert pour la pensée féministe. »
Quels moments pour lire ? « D’une manière très désordonnée dans la journée, tous les soirs, et le dimanche ou de temps en temps je m’oblige à ne pas sortir pour passer ma journée au lit avec un livre. Et comme beaucoup de gens de la profession, je lis énormément en août et en décembre des choses qui n’ont rien à voir avec le travail, en pile, en vorace. »
Un rituel ou fétichisme. « Je me retrouve très souvent à caresser les livres. Lorsque que plusieurs fois j’ai été désespérée par l’état du marché du livre, par la difficulté du métier, par la profession qui n’est pas tendre, c’est ce geste, le fait de caresser un livre, qui m’a toujours remis en selle. Soudain je me dis : ah oui, c’est pour ça que je fais ça. » Marie se dit souvent que dans ce monde qui est très inquiétant pour plein d’aspects et un peu désespérant, le livre nous ramène à ce qu’il y a d’humain en nous. « Quand je m’oblige à couper avec toutes les sollicitations d’écrans et autres distractions, je ressens très fort que replonger dans un livre, c’est un mélange de concentration, de solitude, de réflexion, d’émotion. Qui rend puissant, qui rattache à un rapport au temps, au monde. C’est assez majestueux comme sentiment. »
Il semblerait qu’on n’oublie pas si facilement une enfance solitaire « où les livres sont apparus comme un souffle de lumière, un appel d’air. »